Jean-Pierre BIGEAULT
Jean-Pierre Bigeault, né en 1930 à Beuzeville (Eure), après des études de Lettres et de Psychologie enseigne dans un lycée et fonde en 1956 une école spécialisée dans la prise en charge d’adolescents dits « difficiles » : l’Institut psychopédagogique Maison rouge les Mathurins. « L’institut, écrit Bigeault, fut un internat psychopédagogique, c’est à dire un lieu d’intériorité partagée où des liens tantôt défaits, tantôt noués sur eux-mêmes, tantôt emmêlés jusqu’à la confusion se retissaient non sans bien des déchirures. »
Il poursuit, dans une conférence en 2017 : « Ce que j’appelle « poétique » – pour désigner une pratique pédagogique –, rejoint ce que fait le poète, lorsqu’il joue jusqu’à la désinvolture avec le discours convenu du monde, voire avec son amie intime : la langue. Car le langage, cet outil humain si merveilleux, n’est-il pas très vite une prison ? C’est aussi ce que pensent de l’école ces adolescents, voire ces enfants, qui s’y sentent enfermés derrière les barreaux d’un discours qui n’est pas le leur, ni même plus largement celui du monde dans lequel ils vivent. Telle est donc l’urgence poétique de la pédagogie : redonner la vie aux mots et aux choses dont ces mots semblent de pauvres masques… Pour dire cette créativité pédagogique et éducative j’ai employé le mot « poétique » parce que la poésie va chercher les choses derrière les choses en s’en donnant la liberté. Et aussi, parce que le poète – en dépit de l’image qu’on se plaît, voire qu’il se plaît, à en donner – n’est pas seul. En tant qu’aventurier et découvreur, il appartient à la communauté des chercheurs d’or, son or étant le désir des hommes pour la parole, celle dont Homère dit qu’elle est faite de mots ailés… Faire de la transmission son travail, c’est, en s’identifiant à tel ou tel savoir, le jeter hors de soi tel un ami-ennemi qu’on offrirait à un dieu inconnu. Il y a une violence contre soi-même dans cette volonté d’accroître l’autre d’une partie de sa propre richesse, comme sans doute dans ces actes de charité dont profite, qu’on le veuille ou non, un certain ordre du monde. Une ambivalence rôde dans les couloirs. Comment la déjouer sinon en délivrant les savoirs des jeux de pouvoir auxquels ils se prêtent, et en se rapprochant soi-même – avec l’élève – de ce plaisir d’aller ensemble vers des objets inconnus, étoiles perdues à retrouver. Et n’est-ce pas le chemin du poète ? Retourner les forces négatives – comme je l’ai évoqué – fût-ce en satisfaisant transitoirement leur capacité de destruction, car les savoirs ne procèdent-ils pas eux-mêmes, comme le disait Bachelard, d’une forme de violence, n’est-ce pas aussi ce que fait le poète ? Le poète, comme l’enfant, comme l’adolescent, se libère de ses propres jouets en retournant contre eux une partie de la colère que nourrit en lui sa dépendance, car savoir c’est aussi perdre le bénéfice de ce qui, dans le rêve, ressortit à l’innocence En terminant je voudrais battre en brèche l’idée que l’éducation serait l’arme d’une guerre contre la barbarie qu’on appelle ignorance ou pure et simple violence. Les savoirs accumulés dans la culture européenne du XXème siècle ont montré leur capacité à soutenir des projets stupides et cruels. Les figures de l’autorité utile sont plus souvent discrètes que celles qu’on brandit au-dessus de la mêlée comme des statues au front divin. Revisitons plutôt nos propres histoires. L’éducation – celle qui nous a aidés à vivre la vie – y compris par les savoirs dont nous sommes les plus fiers – est une suite poétique souvent cachée dont nous savons que les pères et les mères plus ou moins symboliques qui nous l’ont donnée furent aussi nos frères et nos sœurs dans le partage, et sans que l’autorité s’y ordonnât selon celle des machines, nos nouveaux dieux. »
Cette expérience se développe sur une vingtaine d’années. Elle débouche sur un parcours personnel, à la fois curatif et didactique, qui met la psychanalyse au cœur d’une activité nouvelle centrée sur la « Formation d’adultes ». Psychopédagogue et psychanalyste, Jean-Pierre Bigeault prend par la suite la Direction générale du Centre de Réadaptation Psychothérapique, dit CEREP (association reconnue d’utilité publique), qui regroupe deux Hôpitaux de jour (enfants et adolescents), un Centre médico- psychopédagogique (CMPP) et un Externat médico-pédagogique (EMP). Parallèlement à son activité de Psychopédagogue et psychanalyste, Jean-Pierre Bigeault est l’auteur de dix-sept livres de poèmes, de douze essais et de très nombreux articles, conférences et études publiés en revues ou dans des ouvrages collectifs.
Poète et psychanalyste, Bigeault a développé l’idée que les chemins du savoir sont des chemins initiatiques. Défenseur du « mélange des genres », il associe sa démarche de « passeur » à celle de la poésie. « La poésie, écrit Bigeault, procède d’une source vivante et d’un partage singulier avec le monde. J’entends par là que si la poésie provient d’une personne – ou, comme on dit, d’un sujet – ce qu’elle fait du langage en le forçant dans ses retranchements conventionnels est un objet qui déborde les mots, comme un paysage les éléments et la personne elle-même qui le composent. Il n’est pas jusqu’à la poésie la plus classique qui n’en témoigne à sa façon. Lorsque Racine dit : « Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », l’idée qui s’élargit avec l’image s’ouvre à tous par-delà l’implication personnelle du poète et cependant nous entendons sa voix à nulle autre pareille. »
Il nous arrive, interroge la poésie de Bigeault, de regarder notre vie d’un bout à l’autre, comme un paysage dont nous saisirions l’immensité d’un seul mot. Mais quel chemin entre soi et le monde, quand le mot dit et redit se perd à son tour dans l’étendue ? S’il fallait dire un dernier mot de l’Amour en le retraversant comme un pays, à la fois dans son « confinement » et son ouverture, quelle poésie appelée à l’aide viendrait au secours de notre cœur ? Car, comme le dit Rilke, « tout ange est d’angoisse ». L’amour, « bande de terre féconde entre le fleuve et le roc » n’est accessible au voyageur que s’il s’élance et se retient à la fois, aventurier d’un monde intérieur sans forme définitive et pourtant inscrit dans l’histoire, la géographie et le mystère de toute vie. Cela tourne avec le voyageur comme la Terre elle-même, manège d’amour au paradis de quelle enfance ? Une œuvre profonde, généreuse, qui n’est pas dénuée d’humour, de dérision et d’autodérision et où la mort n’est que l’échelle renversée de la vie. Pour Bigeault, un poète croit dans le monde, comme s’il était, par les mots, son corps transfiguré ; et ce corps s’étend à perte de vue sur la solitude humaine : Il est temps d’aimer la vie pour ce qu’elle donne de fraîcheur à la pensée.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire, Poésie : Et mourir (L’Harmattan, 2021), Aimer (L’Harmattan, 2021), Elles, illustrés par Michel Mathonnat. Éphémérides, 2016), Nausicaa Beach 1 (L’Harmattan, 2016), Nausicaa Beach 2 (L’Harmattan, 2016), 100 poèmes donnés au vent (L’Harmattan, 2014), Notre Jardin (Éditions Athanor, 2011), Femmes de papier (Éphémérides, 2009), Le cheval de Troie n’aura pas lieu (Lucie éditions, 2009), D’Uruffe à La Hague, illustrations de JG Gwezenneg (Caractères, 2008), Petit tas d’épitaphes, illustrés par J.-G. Gwezenneg (Caractères, 2008), Petit Bestiaire avec Passage d’Homme, Illustré de six dessins d’Adam Nidzgorski (Encre Lumière, 2007), La Source, Illustration de Jean Peschard (Caractères, 2008), Églantine, Illustrations de J- J. Rigal (Caractères, 1995), Ulysse et la verte Queen, Frontispice de Jean-Marie Albagnac, Eaux-fortes de Noël Gouilloux (Les Impénitents, 1972), Avec les mains la mer, illustré par René Génis (Aranella, 1967), Des forêts d’eau, illustré par Jean Peschard (Aranella, 1966).
Essais : Chemin de l’arbre-dieu (L’Harmattan, 2020), L’oiseau de feu (L’Harmattan, 2018), L’enfance du sexe (L’Harmattan, 2017), Ce qui apparaît (L’Harmattan, 2017), Le jeune homme et la guerre (L’Harmattan, 2015), Une poétique pour l’éducation, De la psychopédagogie à l’art d’éduquer (L’Harmattan, 2010), Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe (Pepper/L’Harmattan, 2008), Violence et Savoir, avec Dominique Agostini (L’Harmattan, 1996), L’Illusion psychanalytique en éducation, avec Claude Terrier (PUF, 1978), Une école pour Œdipe, Psychanalyse et pratique pédagogique, avec Gilbert Terrier (Privat, 1975), Le Sexe entre à l’école, avec Harold Portnoy (Magnard, 1973).
Site internet : http://www.jeanpierrebigeault.com/
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52 |